La ferme des fromenteaux

Il existe, prés de Retournac en Haute Loire, une vieille route qui se fraie d’abord un chemin entre le chemin de fer et la Loire, fleuve impétueux s’il en est ( dont on vous raconte une partie de l’histoire mouvementée par ailleurs dans ces mêmes carnets), traverse une zone qui a été industrielle, enjambe le fleuve sur un improbable gué et, abordant les coteaux monte, monte et monte encore. Jusqu’à ce que vous croisiez un écriteau posé là au bord de la route qui vous invite à regarder ce qui se passe à votre gauche. Effectivement, elle est là la ferme des fromenteaux. Nichée en son vallon, cerné de monts volcaniques, de champs escarpés. Avec tous les attributs des fermes traditionnelles : grand hangar à matériel, tracteurs de toutes tailles, engins, amas de métal épars, vieilles carcasses, machines de toutes sortes posées au petit bonheur, serres gigantesques…

Mais, à y regarder de plus près, il y a quand même des choses étranges, l’oeil rencontre une somme de présences incongrues dans le paysage de la ferme traditionnelle. C’est tout d’abord ce container monté sur pilotis qui barre la vue au premier plan. Container dont on imagine qu’il était destiné à faire le tour du monde sur des bateaux et à transporter toutes sortes d’objet comme on en raffole partout en ce monde et dont se demande comment il a pu atterrir ici, aménagé avec une jolie terrasse où on a envie de boire une bonne bière avec le premier venu. C’est encore tout un lot de caravanes et camions aménagés, dispersés un peu partout en contrebas. Il y en a de toutes les tailles et de toutes les couleurs. La palme de l’esthétique revenant sans conteste à ce bus repeint en jaune et sa caravane rose accolée.

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Il y a encore ce grand barnum, posé devant une bâtisse de pierre, où, en poussant un peu la bache, on découvre une scène. Une scène en bonne et due forme avec son estrade, son micro encore branché, ses canapés aux quatre coins qui invitent au repos. Un peu plus loin, voilà une yourte que rencontre le regard. A l’intérieur de la bâtisse, voilà une cuisine, un four à pain, un bar, vides pour l’instant, mais, où on peut entendre encore, en tendant bien l’oreille et avec un zeste d’imagination, les décibels crachées par la sono et les apostrophes de l’assistance bigarrée. Comme si les murs en avaient conservé la mémoire.

En poursuivant notre chemin, à la recherche d’âme qui vive, nous voici devant une autre maison, une grande maison, en contrebas de la première. Les murs sont en pierre, les ouvertures petites parce que l’été il fait chaud et les hivers sont froids. On sent qu’elle sera là encore dans un millénaire, à dominer son vallon. Un je ne sais quoi d’éternel.

Voilà pour le décor. Mais toujours pas de quelqu’un. De présence humaine. Il y a pourtant spectacle ce soir. Oui, parce que vous l’aurez compris, on n’est pas ici en présence d’une ferme traditionnelle. Telle que léguée par des siècles d’histoire dans les mémoires de chacun, le tas de fumier à la porte de l’écurie, la grand-mère aux fourneaux et les bœufs attelés au joug. L’image d’Epinal. La ferme des fromenteaux est une ferme mais une ferme un brin particulière. Certes, on y trouve des animaux, des chèvres en l’occurrence, et partant une fromagerie, des espaces dédiés à la polyculture et notamment aux céréales, d’où on fait un excellent pain labellisé Nature et Progrès dans le four croisé plus haut. Mais la ferme, au fil de son histoire qu’on va essayer de vous raconter, est devenu aussi un lieu d’accueil.

Acceuil d’enfants en difficulté dans l’ancienne grange attenant à la maison qui peuvent venir chercher ici durant les week-end ou vacances scolaires, un peu de tranquillité, d’écoute et de vie au plein air qui peuvent leur manquer parfois, du côté de Saint-Etienne. Acceuil encore pour une association de Retournac qui avait besoin d’un lieu pour organiser des soirées concerts et autres festivités l’été venu. Et bien elles se sont tournées naturellement vers le lieu et leurs oreilles toujours attentives à ce genre d’initiatives. Et c’est ainsi que s’instituent les rendez vous de la Guinguette des Pimprenelles, sixième saison déjà, lors de vendredis estivaux où on peut trouver à bon compte zizique de bon aloi (plutôt rock quand même) et de quoi caler estomac et affoler les gosiers asséchés. Acceuil toujours, comme cet autre week-end de visite pour nous, où on se rend à la ferme qui réceptionne cette fois une trentaine d’invités autour d’un colloque concernant les lieux de vie alternatifs organisé par des chercheurs en anthropologie de l’université de Bordeaux réunis sous la houlette d’Anne Goudot.

Teddie Lou

Renée Jo dite" Réjo"...

Véro

En discussion autour des menus.

Et de mêler tout au long de ce weed-end studieux militants de terrain et chercheurs afin de mettre en place des dynamiques communes où se nourriraient mutuellement les et les autres. Une sorte d’ethnographie partagée en somme, work in progress qui a été donc auguré lors de ces journées d’Automne.

Et en discutant un peu avec les protagonistes, on a senti qu’on retrouvait là beaucoup de la vocation du lieu : à savoir un espace de rencontre là encore et toujours. Entre des gens pas nécessairement appelés à se croiser selon l’ordre naturel des choses. Parfois, il faut savoir provoquer les rencontres, bousculer les habitudes de chacun quitte à tordre un peu les protocoles inscrits dans les esprits. Et c’est bien là, nous a t-il semblé, qu’est, au bout du compte, l’essence même de l’esprit de ce bout de Haute Loire.

Dédé...

C’est en tous cas ce qu’il nous a paru évident en discutant avec Dédé et Renée-jo – dite Réjo pour tous – les fondateurs du lieu au début des années quatre-vingt. Ecoutons Réjo d’abord : «  Nous, on était pas des hippies mais on avait une quinzaine d’années en 1968 et je crois qu’on peut dire que ça nous a bien influencé au final. On était à Lyon avec Dédé au milieu des années soixante-dix et on a eu envie de quitter la ville. De s’installer à la campagne. On voulait pas trop d’une vie de couple classique non plus. On voulait essayer la vie en communauté. Alors, la Haute-Loire, c’est venu naturellement, j’en suis originaire et Dédé a une grand mère pas loin aussi. On s’y installe. Au début, je me forme et travaille comme dentellière, Dédé comme menuisier. On s’intègre comme on peut, Dédé est bon au foot, ça aide beaucoup. On rencontre un autre couple avec qui on sympathise très vite. Au début des années quatre-vingt, on a connaissance d’une maison à vendre, au dessus de Retournac, une vielle ferme, pour 240 000 francs. On vient voir avec nos amis et on décide de mettre 120000 chacun, de restaurer la ferme et d’y élever des chèvres. On a dix huit hectares de terrain dont la moitié de cultivables. Avec les copains, on mélange nos troupeaux et on construit de nos mains une chèvrerie et une fromagerie. On a beaucoup construit ici.

Une chèvre anonyme...

Au début des années quatre-vingt dix, on agrandit la grange à côté de la maison, on, en refait le toit et on construit un lieu d’accueil de trois chambres, une grande cuisine. On propose le lieu en gîte de groupe. On se met à recevoir des enfants d’une MECS ( maison pour enfants à caractère social : NDLR) de Saint Etienne. On reçoit aussi les gosses surtout l’été. Ce sont les mêmes qui reviennent régulièrement. Comme ça, on les voit grandir. En même temps, les copains avec qui on s’est installé s’en vont. On a été obligé de reconstruire une chèvrerie sur notre terrain. Avec les milles et une tracasseries de la mise aux normes. Il y a de quoi s’arracher les cheveux. Quand je dis qu’on a beaucoup construit ici ! Mais maintenant, il y a un socle pour nos enfants, Béranger, Teddie Lou et Else Marine. La sœur de Teddie Lou et son compagnon se sont occupés des chèvres durant dix ans, de 2001 à 2011. Teddie Lou, quant à elle,  a organisé sa vie autour de la ferme depuis un bon moment et va continuer à le faire. Avec un autre projet. Il faut que le lieu vive. Continue à vivre. »

Le gîte : dedans et dehors

Parce que ce qu’il nous a semblé important de comprendre, c’est que ce lieu a eu plusieurs vies et continue à voir quantité de projets s’y réaliser. Comme une vocation. Si Dédé et Réjo sont toujours sur place, donnent un coup de main quand il le faut – ah ces oeufs en neige lors du week-end de colloque ! – et occupent leur maison, depuis 2012, la ferme va voir Véro et Teddy Lou s’y installer, le temps de se rencontrer en Martinique, commencer une histoire, s’installer à la ferme et en faire ce qu’elle est encore aujourd’hui. Véro est une jeune femme de 34 ans, née d’une union entre un bourguignon et une mère martiniquaise, elle est ingénieur agronome de formation et a grandi à Bagneux, en banlieue parisienne. Teddie Lou, même âge, a bourlingué après le bac dans les milieux libertaires lyonnais, de contre-sommets à l’occupation de DRAC, dans des luttes étudiantes, a été assistante d’un docteur, fait une formation d’éducatrice spécialisé, vécu en camion, voyagé sac à dos. Et c’est donc sac au dos qu’elle rencontre en Martinique Véro. Cette dernière se destinait à rester en Martinique après ses études. Ce sera finalement la Haute-Loire. Et donc, en 2012, elles décident toutes deux de reprendre la ferme. Avec un autre couple d’amis Else et Aurélien. Véro travaille alors à la chambre d’agriculture de Haute Loire et nous raconte t-elle : «  j’ai eu envie de produire quelque chose par moi même ».

dans la cuisine...

La guinguette

Elle va donc s’occuper jusqu’à ce printemps 2020 des céréales et de la confection du pain, vendu en circuit court dans toutes les bonnes adresses et marchés de la région, générant prés de trente mille euros annuel. Tout est bio évidemment et de fil en aiguille, Véro devient la présidente départementale du label Nature et Progrés, un des plus exigeants en la matière. Teddie Lou s’occupe plutôt de l’accueil des enfants, du gîte saisonnier et de la quarantaine de chèvres qui font plus de 8000 litres de lait par an, pour un chiffre d’affaire de 17000 euros. L’activité d’acceuil d’enfants représente autour des 10000 euros annuel. Le travail pour tous les quatre est dur et les bénéfices pas si élevés au total compte tenu du nombre d’heures effectuées. Else et Aurélien décident d’arrêter la collaboration en Octobre 2015. Il faut donc trouver quelqu’un pour aider aux chèvres notamment qui réclament chaque jour leur part égale de travail, par tous les temps et quoi qu’il arrive. Ce sera Manon durant deux saisons. Qui finit au bord de l’épuisement 24 mois plus tard. Réjo se remet à faire du fromage. Avec des stagiaires et whoofers : Hugo, Soisic, d’autres encore. Jusqu’à ce mois de Septembre 2019 où Teddie Lou décide de quitter la ferme, actant la séparation d’avec Véro. Qui continue en 2020 avec Hugo. Tandis que sa Bretagne natale manque trop à Soisic qui met les voiles un beau matin.

La boulangerie...

Dédé de dos...

Chèvrerie et fromagerie.

Le 7 Octobre 2020, la décision est donc prise de vendre les chèvres. Véro s’en va vers d’autres latitudes tandis que Teddie Lou revient, après une période difficile pour elle où elle avait besoin de prendre du recul avec le lieu. Véro, quand nous l’avons rencontré, s’apprêtait donc à quitter les lieux à son tour et entamé un voyage en vélo pour une destination qu’elle ne connaissait pas encore. «  J’ai juste envie de me reposer. J’ai pas de projet précis. On verra. »

Teddie Lou, quant à elle, se sent à nouveau prête à de nouvelles aventures. «  Moi, ce que je voudrais pour ici, c’est aller vers un éco-lieu de plus en plus autonome, une sorte de base arrière pour l’expérimentation et les rencontres. On va arrêter les chèvres parce que c’est trop dur et pas assez rémunérateur et c’est un changement énorme. Il y a toujours eu des chèvres ici. C’est un choc de s’en séparer. Mais maintenant, on part sur autre chose ici. On va arrêter l’accueil de gîte et s’installer avec des copains en couple. Faire de ce lieu un lieu de rencontre autour de la culture et de l’éducation. Continuer donc la tenue de la Guinguette avec l’association collégiale des Pimprenelles, continuer à participer au festival « les chap’ et vous » avec les copains de Chapivari. Ici, Ben va travailler le métal, Lou est couturière, Lily, Olivier seront mes co-locataires, Mathieu et Steph un couple de semi nomades seront aussi souvent là. Je voudrai qu’on se dise qu’ici, tout est possible. J’ai toujours aimé cet endroit et je ferai tout pour qu’il continue de vivre, qu’on devienne un lieu de ressources pour les associations du coin avec une mutualisation des compétences et du matériel. On a des envies différentes les uns des autres mais on a tous envie d’être ensemble. 

On veut faire vivre ici un projet culturel autour de l’habitat partagé, un potager en permaculture, avec moins de production vivrière et plus de partage centré autour de l’art et de l’éducation. On a aussi un projet d’animation et d’éducation autour de la permaculture dans la ferme. L’association existe déjà, elle s’appelle « le bionheur en herbe ».

Un peu comme l’activité de la Guinguette où nous raconte Teddie Lou : « on fait petit ( des jauges d’une centaine de personnes en moyenne), où les compétences se mêlent, depuis la cuisine, le service au bar et le son et lumière des concerts. Ca marche ici depuis six ans maintenant. Où on a les structures pour héberger les musiciens. On est un groupe d’une quinzaine de personnes pour gérer tout ce qui tourne autour des concerts : cuisine, service, programmation, ménage… C’est solide… Ici, à Retournac, il y a tout un collectif citoyen qui s’est organisé lors des dernières élections, qui s’occupe du festival les chaps’ et vous, qui gère une épicerie collaborative, qui s’appuie sur des productions locales.. Toute une dynamique s’est mise en place… On voudrait la conforter et continuer à y participer pleinement… ».

De ce point de vue, ce qui se passe tout autour de cette ferme est une tentative à considérer, pour essayer d’en cerner au mieux la dynamique, dans le cadre du bouillon de culture de son environnement géographique immédiat. Cette dynamique est là, elle est bien sûr à consolider, encore et toujours et à faire vivre. Ainsi considérée, la ferme des fromenteaux n’est qu’une partie immergée d’un mouvement beaucoup plus profond et large qui ne demande qu’à essaimer. Un peu à l’image de ce qu’y se trame dans certains endroits d’Ardéche et de la Drôme. Où l’air de rien se construit et s’expérimente une partie du monde de demain. Tout n’y est pas une partie de plaisir loin de là mais on s’y efforce d’inventer une autre façon d’être au monde. Et pour l’heure, nous, on est certain que les murs de la vieille ferme, et avec eux, les yeux de Dédé et Réjo, vont continuer à en voir de belles, du côté des fromenteaux.

Et nous, nous ne serons pas loin pour continuer à vous raconter.